Ça suffit!

   Non, ça ne suffit pas ! Quand je pense que vous osez qualifier de tapage nocturne le fait, pour une honnête citoyenne, de venir réveiller le représentant de la Loi afin de lui apprendre qu'un cadavre l'attend...

   Un cadavre? Ne vous fichez pas de moi! Je le connais votre cadavre et il peut bien rester là où il est, ce n'est pas moi qui irai le déranger!

   Tiens, donc! vous avez une curieuse conception de vos devoirs, Archie.

   Ne m'appelez pas Archie !

   A propos, vous ne pensez pas que vous pourriez faire entrer le pauvre garçon à qui vous avez fermé brutalement la porte au nez?

   Qu'est-ce qu'il veut encore celui-là?

   Vous parler aussi de ce cadavre.

   Vraiment? et en quoi cela le regarde-t-il?

   Il s'agit de sa compagne.

* * *

Jefferson McPuntish, arraché de son lit, croyait rêver lorsqu'il entendit le sergent l'accuser de dissimuler des cadavres dans son hôtel. On lui laissa à peine le temps d'enfiler son pantalon avant de le traîner au bungalow où reposait la pauvre Moira. La petite troupe composée des deux policiers, d'Imogène, de Fettercairn et du patron du Cygne Noir traversa le parc à la façon d'un ouragan. Tyler que ses rhumatismes travaillaient, voulut protester contre cette allure excessive.

—  Chef, à quoi ça sert de filer à ce train-là ? De
toute façon la victime ne s'en ira pas !

Sans interrompre sa course, Archibald mugit :

—  Le devoir, Tyler! vous savez ce que c'est?
Dans la chambre, il n'y avait pas le moindre

désordre. Moira reposait normalement. On eût dit qu'elle avait été tuée durant son sommeil. Le visage de la malheureuse n'était pas beau à voir et Miss McCarthery détourna les yeux tandis que McPuntish sommait le Ciel de s'expliquer et de lui dire ce qu'il lui avait fait pour lui jouer des tours pareils. Se prenant la tête dans les mains, il gémissait :

—  Juste à la veille de la saison ! Elle n'aurait pas
pu se faire assassiner ailleurs celle-là !

McClostaugh répliqua sèchement :

—  Si vous étiez un peu plus difficile sur le choix
de votre clientèle, cela ne vous arriverait pas!

Miss McCarthery intervint :

   Vous êtes décidément une brute, Archibald McClostaugh!

   Vous...

Le constable prévint la querelle, en demandant :

   J'appelle le docteur Elscott, chef?

   Ça devrait déjà être fait si vous aviez la moindre notion de la tâche qui vous incombe, Tyler, et pour laquelle vous êtes payé. Trop, d'ailleurs...

Sam partit téléphoner et le sergent s'en prit à Fettercairn.

   Votre femme?

   Mon amie.

Archibald se tourna vers le propriétaire de l'hôtel.

—  Ah! bravo! vous recevez des couples illégitimes maintenant? et si je fermais votre gargote, hein?

Il revint à Doug.

    Comment se nommait cette dame?

    Moira Skateraw.

    Elle a un mari, je suppose ?

    Évidemment.

    Où habite ce malheureux gentleman?

    A Aberdeen, 721 East London Street, mais il n'est pas là pour le moment.

    Bien sûr!

    Il se trouve à Liverpool, à l'hôtel Exchange dans Tithebarn Street.

    Il y a longtemps que vous connaissiez la victime?

    Assez, oui.

    Pourquoi l'avez-vous tuée ?

    Quoi!

    Ne jouez pas les innocents! ça ne prend pas avec moi ! Elle devait vouloir avertir son mari ou se faire épouser. Seulement, vous, si vous aviez été d'accord pour la rigolade, vous ne l'étiez plus pour le mariage, pas vrai? Vous me semblez être un joli Monsieur, Mr Fettercairn!

    Ce que vous dites est tellement bête, tellement ignoble...

    Comment donc! En tout cas, moi, je vous arrête sous l'inculpation de meurtre au premier degré. A moins que vous n'avouiez tout de suite avoir agi dans un moment de colère ?

—  Vous me dégoûtez!

Sur ce, le docteur Elscott entra, salua à la ronde, posa sa trousse et s'approcha du lit tout en soupirant :

    Un jour, McClostaugh, c'est vous que j'autopsierai et il n'y aura pas à aller chercher loin : le coupable, ce sera moi ! Vous éprouvez un malin plaisir à m'empêcher de dormir, hein ?

    Ce n'est quand même pas de ma faute si les gens s'entretuent de préférence la nuit!

D'un ton lourd de suspicion, le docteur répondit :

—  C'est ce que je me demande, justement.
Imogène déclara d'un ton impersonnel.

—  Hier matin, sur les bords du loch Vennachar,
j'ai entendu le major Cloheen déclarer qu'il
étranglerait Moira de ses propres mains.

Le sergent hurla :

   Ça m'aurait étonné que vous ne compliquiez pas les choses! d'abord, qu'en savez-vous?

   J'étais là.

   Vraiment ? peut-être avec Ted Boolitt, Fergus Mclntyre et William McGrew?

   Peut-être.

   Vous reconnaissez donc avoir agressé le major Cloheen?

   Je ne reconnais rien du tout. Je vous ai dit ce que j'ai entendu et je suis prête à le répéter en jurant sur la Bible.

Sans répondre, McClostaugh se rua de nouveau dans le parc suivi des autres et, arrivé à l'hôtel, se précipita vers la chambre de Cloheen dont il réclama la clef à Jefferson. Le major dont le visage tuméfié ressemblait à une poire blette, dormait d'un sommeil lourd, lourdeur à laquelle le whisky ne devait pas être étranger si l'on en jugeait par l'odeur flottant dans la pièce. Sans le moindre ménagement, le sergent secoua le dormeur qui ouvrit des yeux effarés et qui, reconnaissant Archibald, se couvrit la figure de son bras replié en pleurnichant :

   Vous... vous n'allez pas... pas recommencer... J'ai... j'ai bien cru que... que vous m'aviez bri... brisé la mâchoire...

   Ça vous apprendra à respecter la loi et à déposer plainte quand vous devez le faire... Il est vrai que cela ne vous eût servi à rien, puisque l'on vous pendra sans doute.

Le major exécuta un véritable saut de carpe dans son Ut en criant :

—  Au secours! il est fou! il a voulu me tuer hie matin  et voilà  que maintenant  il prétend  me pendre! au fou! Imogène regarda le sergent.

—  Tiens! tiens!... Ce serait donc vous, Archie
qui auriez frappé cet imbécile au bord du loch
Vennachar? Très grave pour la suite de votre
carrière...

Il fallut que Tyler empoignât son supérieur à bras-le-corps pour l'empêcher de sauter sur Miss McCarthery qui, gentiment, lui conseilla :

—  Modérez vos transports, Archie. Nous
sommes en public...

Doug dut prêter main forte au constable pour retenir le sergent qui retrouva son calme et se contenta de promettre :

—     Nous réglerons la facture d'un coup, Miss...
Puis,  s'adressant au major,  il ordonna bru
talement :

   Levez-vous et habillez-vous ! Je vous emmène.

   Où ça?

   En prison.

   De quel droit?

   Du droit qu'a tout policier d'arrêter un criminel.

   Qu'est-ce que j'ai fait?

   Pas grand'chose... simplement un petit meurtre de rien du tout...

   Hein?

   Vous avez étranglé Moira Skateraw, ainsi que vous aviez juré de le faire, hier, devant témoins, près du loch Vennachar. Qu'avez-vous à répondre ?

   C'était une... une parole en l'air.

   Vraiment? Vous étiez pourtant très fâché contre Mrs Skateraw?

   Si c'est le nom de celle que j'entendais appeler Moira, c'est exact. Elle s'était conduite de façon abominable à mon égard, en m'entraînant dans un guet-apens sous prétexte d'une promenade.

   Voyez-vous ça... et ce guet-apens, vous l'avez trouvé agréable?

   En voilà une idée! Regardez ma figure, elle vous répondra pour moi !

   Dans ce cas, pourquoi ne pas porter plainte ?

   Je n'aime ni la police ni les policiers !

   C'est dommage, parce que la police vous aime tellement qu'elle va vous emmener et vous offrir une gentille cellule où vous méditerez sur cette recommandation de l'Évangile : « Tu ne tueras pas ton prochain. » Allez! en route! assez discuté! Je vous emmène aussi, Mr Fettercairn, car votre rôle ne me paraît pas clair du tout.

Imogène se porta au secours de Dougal.

—  Il n'est pas coupable! Quand on a assassiné
sa compagne, il était chez moi!

Archibald eut un ricanement des plus grossiers.

—  Vous les aimez jeunes, à ce que je constate,
Miss?

Le sergent eut un réflexe sauveur qui lui fit baisser la tête. Le lourd cendrier qu'Imogène lui jetait de toutes ses forces au visage, éclata sur son casque. Un peu étourdi, il se secoua pour ordonner :

—  Emmenez-la aussi, Tyler! Agression contre
un policier dans l'exercice de ses fonctions. Son
compte est bon!

* * *

Le vieux sergent qui, en attendant sa retraite, servait de secrétaire particulier au superintendent Andrew Copland, responsable de la police criminelle dans le comté de Perth, entra dans le bureau de son chef.

    Un meurtre à Callander, chef!

    Qui?

    Une certaine Moira Skateraw en pension à l'hôtel du Cygne Noir.

    Le meurtrier?

   McClostaugh affirme l'avoir dans sa cellule.

   Avec McClostaugh, il faut toujours se méfier, Bert.

   Je sais, chef. Nous aurons bientôt son rapport.

   Alors, attendons jusque-là, mais envoyez l'équipe pour les empreintes et les photos.

   Bien sûr!

   Inutile d'expédier un médecin légiste là-bas, ils ont Elscott qui connaît parfaitement son boulot.

* *

Arrivé au poste de police, Archibald confia à Tyler le soin de veiller sur la porte et rangeant ses trois prisonniers devant lui, le sergent leur exposa son point de vue :

—  Celui d'entre vous qui a tué Moira Skateraw
sera pendu. En se dénonçant tout de suite, il ferait
gagner de l'argent à la Couronne, m'éviterait
bien des paperasseries, en un mot, se conduirait
comme un gentleman.

Miss McCarthery protesta gentiment :

   Je ne suis pas un gentleman, Archie.

   Non, vous êtes une sorcière! D'ailleurs, votre cas est différent de ces deux individus... Je ne vous accuse pas encore du meurtre de Mrs Skateraw, quoique la visite nocturne de son amant pourrait me pousser à penser à un crime passionnel, hein?

L'Écossaise haussa les épaules et déclara, résignée.

—  Mon pauvre Archie, il n'y a rien à espérer,
vous serez toujours aussi bête — et se tournant
vers ses compagnons — : N'ayez aucune crainte,
je vous ferai libérer dès que j'aurai à faire à un vrai
policier et non à un clown!

McClostaugh se lécha les lèvres comme le chat s'apprêtant à croquer une souris :

—  Continuez, Miss, continuez... Vous m'aidez
à remplir mon rapport! Alors, gentlemen aucun
de vous ne se décide? Non? Tyler! Bouclez-moi
ces gens-là!

Le constable s'exécuta et revint près du sergent pour lui dire :

   Attention, chef...

   Attention? Attention à quoi?

   A l'arrestation arbitraire.

   Vous en avez de bonnes ! On tue une femme, je garde à la disposition de la Justice les deux suspects et vous estimez que...

   Mais Miss McCarthery?

   Tyler, plus un mot à son sujet! Je sais que vous êtes toujours prêt à prendre son parti, mais cette fois, elle a dépassé les bornes ! Elle m'a frappé avec je ne sais quoi et si je n'avais pas eu mon casque, hein? Tyler, je vous citerai en qualité de témoin!

   D'accord, chef.

   Merci, Tyler.

   Seulement lors de mon témoignage je serai dans l'obligation d'expliquer au juge que vous aviez très gravement insulté Miss McCarthery en public et que sa réaction peut être envisagée comme un réflexe de défense?

   Défense de quoi, N... de D...!

   De son honneur, chef.

McClostaugh regarda longuement son subordonné, puis :

—  J'ai compris, Tyler. Du chantage, hein? Si
je défère l'Écossaise devant le tribunal, vous me
déconsidérerez avec l'appui de Jefferson McPun-
tish... Vous êtes un parfait salaud, Tyler! Relâchez-
la... Je vous aurai un jour, Tyler, mettez-vous bien
ça dans la tête !

Libérée, Imogène tint à venir remercier le sergent.

„ — Je me doutais bien, Archie, que vous ne me garderiez pas longtemps... On n'enferme pas celle qu'on aime en secret, n'est-ce pas ?

Ressemblant à une betterave cuite au four, McClostaugh renversa son fauteuil en se levant et eût sans doute aplati la vieille demoiselle contre le mur, si Tyler ne s'était jeté entre eux deux pour donner le temps à Imogène de filer. Archibald ferma les yeux, respira plusieurs fois de suite à pleins poumons et déclara d'une voix rauque :

—  Merci, Tyler. Vous venez de m'empêcher de
commettre, à mon tour, un meurtre.

Il revenait d'un pas lourd à son bureau lorsque le téléphone sonna. Rageur, il décrocha et aboya :

—  Qu'est-ce qu'il y a encore ? On ne va pas se
décider à me... Oh!... pardon, Superintendent...
j'ignorais... Je ne savais pas... Je ne me doutais
pas... Évidemment, Sir... Je vous présente mes
excuses... Oui, oui, je veillerai à être moins... moins
impulsif... C'est ça... Un meurtre, oui... Indis
cutable... Non, je n'ai pas encore les aveux du
coupable, mais ça ne saurait tarder... Non, je n'ai
pas commencé mon rapport... Que je vous le
résume. Bon, c'est très simple, Sir... Je dormais et
Miss Carthery... Pardon? eh oui! elle est encore
mêlée à cette histoire... On espérait la marier, mais
les fiançailles ont été rompues... Pour se venger,
elle a organisé un guet-apens avec ses amis pour
flanquer une raclée au major Cloheen... Pardon?
Non, ce n'est pas la victime... La victime est une
jeune   femme   qui   trompait   son   mari...   Miss
McCarthery est venue me réveiller pour m'ap-prendre sa mort... Non! pas celle du major, celle de Mrs Skateraw... Alors, j'ai arrêté Mr Fettercairn... Qui est ce gentleman? peut-être le meurtrier... et aussi le major... Comment? non, ils ne se sont pas mis à deux pour étrangler cette malheureuse... Le major avait juré qu'il l'étranglerait tout seul! Miss McCarthery affirme l'avoir entendu proférer ces menaces. Alors, Miss McCarthery a empoigné un énorme cendrier et me l'a flanqué sur la tête... Sans mon casque, j'avais le crâne fendu... C'aurait été dommage? merci, Sir... Seulement, je ne peux rien faire parce que Samuel Tyler est complice... Tyler, mon constable... Non, pas complice du meurtre!... Allô?... allô?

McClostaugh tourna vers Tyler qui entrait, un visage incompréhensif.

   Il a raccroché.

   Qui cela?

   Ça ne vous regarde pas! Toujours à m'es-pionner, hein?

*  *

Copland avait raccroché en poussant un juron.

—  Décidément,   ce  pauvre   McClostaugh   est
toujours aussi borné! Quel galimatias! Je ne sais
plus s'il y a une ou plusieurs victimes, un ou plusieurs meurtriers. Il ne parle guère que d'Imo-gène McCarthery...

   Je m'en serais douté, chef.

   ... A l'entendre, j'ai l'impression qu'elle a rué ou fait tuer je ne sais qui et a manqué d'assassiner McClostaugh lui-même !

Le sergent Bert Johnson ne put se tenir de rire.

   McClostaugh est impayable !

   Vous ne savez pas le plus beau ! Il accuse le constable Tyler d'être complice, mais j'ignore de qui et pourquoi ! Bon, ne perdons pas davantage de temps. L'équipe est partie?

   Elle est sur le point de le faire.

   Dites à ces garçons d'attendre un moment et envoyez-moi l'inspecteur Laggan.

   Il vient d'arriver, justement.

Quelques minutes plus tard, l'inspecteur Alister Laggan entrait chez Copland.

   Vous me demandez, Super?

   Laggan, vous allez de nouveau avoir affaire avec Miss McCarthery.

Le policier sourit.

—  Ce n'est pas pour me déplaire. Ce personnage
hors série m'amuse et puis j'aime bien Callander.
Qu'a-t-elle fait?

   Rien de grave, mais elle est une fois de plus mêlée à une histoire de meurtre.

   Ça ne m'étonne pas.

   Alors, bouclez votre valise et filez à Callander avec l'équipe de techniciens.

* *  *

Au soir de ce même jour, l'équipe technique étant repartie à Perth, Laggan téléphona à Copland pour le rassurer et lui apprendre que le problème posé par la mort de Moira Skateraw était plus simple que ne l'avaient laissé entendre les explications incohérentes du sergent McClostaugh. Après quoi, il s'en fut prendre une chambre au Cygne Noir et s'y endormit avec la conscience tranquille d'un policier écossais sachant que, quoi qu'il arrive et quel que soit le temps nécessaire, il parviendrait à son but.

* *  *

Le lendemain matin, Alister refit connaissance avec Callander. Il se sentait rajeuni et se retrouva heureux, dans un autrefois qu'il n'avait pas oublié, lorsque ayant échangé quelques mots avec le révérend Haquarson, il apprit qu'Imogène McCarthery demeurait la même, qu'elle persistait à semer le trouble et à susciter le scandale dans un troupeau qui n'avait que trop tendance à écouter les mauvais bergers. Le pasteur raconta aux policiers les dernières foucades de l'Écossaise rompant brusquement ses fiançailles sous des prétextes ridicules et dont la décence interdisait de parler. Le docteur Elscott reconnut fort bien Alister et se déclara heureux de lui serrer la main tout en regrettant de devoir le plaisir de sa visite à un meurtre. Il assura l'enquêteur que l'autopsie achevée, on pouvait affirmer que Moira Stakeraw était morte le plus naturellement du monde, comme une personne à qui on serrait le cou jusqu'à ce que mort s'ensuive. Quant à Imogène McCarthery au sujet de laquelle son visiteur l'interrogeait, il avoua qu'il la tenait pour la meilleure fille du monde dont les excentricités mettaient un peu de piment dans l'existence monotone de Callander et qu'elle n'était, en fin de compte, détestée que des pisse-froid et des rancis. Laggan eut le sentiment que le docteur se serait volontiers battu pour la cause de l'Écossaise et il fut réconforté par cet accès de juvénilité.

En sortant de chez le médecin, l'inspecteur s'en alla se reposer un instant sur un banc du petit square public où il fut presque immédiatement abordé par les trois veuves dont la seule vue l'émerveillait. Il se les rappelait parfaitement, car pour lui, elles représentaient le chœur antique de Callander, les interprètes priviligiées de l'opinion du plus grand nombre. Minaudant, caquetant, sautillant, elles dessinèrent autour d'Alister une sorte d'arabesque qui fit penser ce dernier aux guirlandes que les hirondelles font et défont dans le ciel pendant les soirs de printemps. Mrs Plury, Mrs Sharpe et Mrs Frazer lui assurèrent qu'elles étaient infiniment heureuses de sa venue à Callander et qu'elles espéraient bien, grâce à lui, voir venger cette pauvre jeune femme morte de si vilaine façon. Prenant un air embêté, le policier avoua qu'il ne voyait pas trop de quelle manière commencer son enquête. Les trois commères échangèrent quelques propos à voix basse et Mrs Sharpe se décidant, tint à peu près ce langage :

   Monsieur l'Inspecteur, le Seigneur nous garde de nous mêler de ce qui n'est pas notre lot... (Alister admira cette naïve hypocrisie) mais vous nous êtes très sympathique. Souvent, nous parlons de vous, mes amies et moi. Il paraît que cette petite morte — dont je ne voudrais pour rien au monde, dire le moindre mal — était de mœurs assez légères.

   Vraiment?

   Elle était l'amie de Miss McCarthery! Or, vous n'ignorez pas que qui se ressemble s'assemble. De plus, on raconte que son mari et lorsque je dis son mari, je serais plus près de la vérité en l'appelant son compagnon, se trouvait chez Miss McCarthery pendant qu'on étranglait sa femme, enfin sa maîtresse puisqu'avec la police, il faut appeler les choses par leur nom, n'est-ce pas? Et il était très tard! vous me comprenez, Monsieur l'Inspecteur sans qu'il soit besoin d'insister. Laggan feignit une mine désolée.

—  Dois-je entendre qu'entre ce gentleman et
Miss McCarthery?...

Elles baissèrent pudiquement les paupières et répondirent par un triple soupir :

—  Est-ce possible! mais alors, Mesdames... ne
pourrait-on penser à un crime... passionnel?

Nouveau soupir en triple exemplaire.

   ... dont Miss McCarthery serait ou l'auteur ou l'inspiratrice?

   Elle est capable de tout! affirma Mrs Sharpe.

   Bien qu'elle ressemble à un épouvantail à moineau, elle a un truc à elle pour ensorceler les hommes et leur faire faire tout ce qu'il lui plaît! s'exalta Mrs Plury.

   Une fille du diable qui n'est elle-même que dans l'intrigue et dans le reniement des préceptes sacrés! gémit Mrs Frazer.

Laggan quitta ces dames, enchanté : non, décidément, rien n'avait changé dans Callander et le temps paraissait s'y être arrêté.

A l'heure prescrite par la loi, l'enquêteur poussa la porte du Fier Highlancer où son entrée suspendit les conversations. Sans la moindre gêne, il fixa ceux qui le regardaient, leur sourit et leur lança :

—  Hello ! comment ça va depuis la dernière fois ?
Ted Boolitt poussa un hurrah! pour le nouveau

venu et offrit une tournée générale.

—  Alors, Inspecteur, vous êtes là pour attraper
l'assassin de cette courageuse jeune femme ?

—     Courageuse? pourquoi courageuse?
William McGrew fournit l'explication néces
saire.

   Si vous l'aviez vue le jour nous avons célébré les fiançailles de Miss McCarthery! elle faisait le coup de poing comme un homme, en digne Écossaise!

   Parce que c'est à coups de poing que vous avez célébré les fiançailles de votre amie ?

Fergus Mclntyre intervint :

—  Coups de poing, coups de poing! Il ne faut
pas exagérer... Justes quelques horions, histoire
de montrer que nous n'étions pas d'accord...
Quelque chose d'anodin quoi!

—  Vous osez mentir à un officier de police,
Fergus, espèce de grande canaille!

Margaret Boolitt, en dépit du sort qu'elle savait devoir lui être réservé par son mari pour s'être mêlée à un débat qui ne la concernait pas, était trop pleine de rancunes, d'amertumes et de soif de vengeance pour tenir compte de la plus élémentaire prudence. Elle s'approcha d'Alister, le visage tordu par la colère.

—  Anodin! le major avait le nez écrasé et le
sang lui coulait sur le gilet et c'était vous le
responsable, William! quant à vous, Fergus, vous
n'avez pas craint de frapper une femme! et c'est
vous Ted Boolitt qui avez tout déclenché en
assommant le sergent McClostaugh !

Outré, Ted s'emporta :

—  Il venait nous narguer à domicile !
Laggan jubilait intérieurement. Il retrouvait le

climat exceptionnel de Callander dont il n'avait jamais perdu le souvenir. Tout y continuait à la façon d'une pièce de théâtre que le temps rodait, où les acteurs épousaient de plus en plus étroitement leurs personnages. McGrew se glissa dans le débat et remarqua avec calme :

   Je ne pense pas que ma femme se permettrait, Margaret, de se conduire comme vous le faites.

   Et pourquoi? elle partage mes idées!

    Parce qu'elle aurait peur de la suite.

    Quelle suite?

    Le moment où nous nous retrouverions en tête à tête.

Ted approuva, sinistre.

—  Et elle aurait bien raison, William.

Cet échange de réflexions parut ouvrir de très sombres perspectives sous les yeux pleureurs de Margaret Boolitt. Sa verve brusquement tarie, son enthousiasme évaporé, elle regagna sa cuisine, le dos rond, déjà vaincue par la correction qu'elle s'apprêtait à recevoir, pour avoir osé attaquer son mari en public. L'inspecteur plaignit la pauvre femme, mais ne vit aucune raison de s'immiscer dans un débat qui ne le regardait en rien. Il préféra tenter une diversion dans l'espoir que Ted oublierait sa rancune.

    Si je vous ai bien compris, vous n'étiez pas d'accord sur le choix de Miss McCarthery?

    Ce n'est pas que le major nous déplaisait particulièrement, mais nous estimons que Miss Imogène n'a pas le droit de se marier.

Fergus déclara :

—  C'est déjà pas facile de trouver chaussure
à son pied quand on est jeune, alors quand on ne
l'est plus, ça devient quasiment impossible.

McGrew appuya :

— La preuve c'est que notre Imogène, elle a failli se faire posséder par un type qui se prétendait écossais et qui l'était autant que je suis gallois !

—  Et vous l'avez puni pour cette imposture ?
Ted leva une main bénisseuse.

    Une simple petite leçon... pour l'honneur du vieux pays, n'est-ce pas ?

    Une petite leçon qui l'a mis assez sérieusement mal en point, non?

    En tout cas, elle n'a pas été assez grave pour l'empêcher d'étrangler cette gentille Moira qui avait l'air si douce, si amoureuse, s'il faut croire ce qu'on chuchote.

    Il ne faut jamais écouter ce que l'on chuchote, Mr Boolitt. Gentleman, tout en n'approuvant pas vos prouesses, je suis content de voir qu'en dépit du whisky, votre forme physique demeure excellente. A bientôt.

* *  *

Moira Stakeraw morte, Dougal Fettercairn et Roderick Cloheen enfermés au poste de police, Alister était le seul hôte de Jefferson McPuntish. Ayant terminé son repas, le policier convia le patron à boire un porto et bientôt, la crainte de l'avenir, l'isolement et l'alcool rendirent l'hôtelier loquace.

   Je me doutais bien, inspecteur, que ces deux-là n'étaient pas mariés, mais je ne pouvais quand même pas réclamer leur acte de mariage, pas vrai? Ils avaient l'air si jeunes, si comme il faut. Il ne se quittaient pas! A table, on sentait qu'ils avaient toutes les peines du monde à ne pas s'embrasser... Pourtant, elle, la pauvre gosse, on ne pouvait pas dire qu'elle était jolie, tandis que lui, un vrai « play-boy », mais l'amour est aveugle et il est juste que les moches aient leur chance comme les autres, n'est-ce pas ?

   Sans doute...

   C'est pourquoi je ne puis croire McClostaugh quand il prétend que c'est ce garçon l'assassin!

   D'après ce que j'ai cru comprendre, le sergent hésite entre Fettercairn et le major?

   Tenez, celui-là aussi, il m'a bien eu! Quand il est arrivé, un véritable gentleman. Il a fallu qu'il rencontre cette satanée jument écossaise pour abandonner toute dignité!

   Une jument écossaise ?

   Imogène McCarthery qui est le fléau de Callander! D'ailleurs, ce n'est pas la peine que je vous parle d'elle, vous la connaissez. Le fait est que lorsque le major a eu la fichue idée d'épouser l'Imogène, on a été quelques-uns, dans le pays, a pousser un soupir de soulagement. On espérait bien que sitôt les noces célébrées, cet officier qui nous semblait avoir plus de cœur que de jugeote, emmènerait sa femme loin de chez nous et que nous pourrions retrouver le calme d'autrefois. Malheureusement, au contact de la McCarthery, Cloheen a oublié ses principes et s'est conduit comme un portefaix, n'hésitant pas à faire le coup de poing avec des piliers de bar et se soûlant d'une façon incroyable. C'est même parce qu'il était ivre qu'il nous a avoué n'être pas écossais...

   Ce dont il a été puni, je crois !

   Oh! là! là! Si vous aviez vu dans quel état on me l'a ramené! Il a fallu que le docteur Elscott lui mette des pansements plein la figure. Il était encore évanoui lorsqu'on l'a couché. Il paraît que le sergent McClostaugh a une droite terrible!

   Parce que le sergent aussi...

   C'est ce que racontait le major. Il disait aussi qu'il étranglerait Dalila.

   Dalila?

   Dalila.

   Et ça veut dire quoi?

   Je n'en sais rien.

—  A votre avis, Mr Puntish, qui est le meur
trier?

L'hôtelier parut hésiter.

    Naturellement, je n'ai aucune preuve, mais il paraîtrait qu'Imogène McCarthery n'a peut-être pas rompu ses fiançailles pour les raisons que l'on croît.

    Ah?

Jefferson baissa la voix :

    Elle a dit elle-même —je l'ai entendu! — que Fettercairn ne pouvait pas être coupable puisqu'à l'heure du crime, il se trouvait chez elle... En pleine nuit!

    Et alors?

    Ce ne serait pas la première fois qu'une femme mûre s'éprendrait d'un garçon beaucoup plus jeune qu'elle...

    ... et supprime une rivale?

    C'est mon sentiment... Entre nous, bien sûr.

    Bien sûr... Merci Mr McPuntish de m'avoir parlé franchement, mais à mon tour laissez-moi vous confier, entre nous, que vous seriez très avisé de ne pas répéter votre opinion à d'autres... Cela pourrait vous coûter très cher au cas où Miss McCarthery serait innocente.

 

*   *

Ayant pris le vent, recueilli l'avis de certains sur le crime qu'il était chargé d'élucider, Alister Laggan se décida à se rendre au bureau de police pour connaître la version officielle des faits. McClostaugh l'accueillit avec une certaine froideur, s'étonnant qu'on ait cru bon de déranger un policier de la valeur de son visiteur pour une affaire qui était quasiment résolue. L'inspecteur prit la chose du bon côté.

—  Le superintendent m'a envoyé à Callander,
car il n'a pas très bien compris votre rapport, par
téléphone. Je suis au courant des événements.
Maintenant, j'aimerais savoir d'abord où en est
l'enquête, ensuite connaître votre point de vue.

Le sergent se rengorgea conscient de l'importance que la police de Perth semblait lui accorder.

    L'enquête, inspecteur, est pratiquement close.

    Bravo!

    Une épouse adultère s'enfuit avec son amant. Pour une raison que nous ignorons, elle décide de le quitter, sans doute pour retourner auprès de son époux et l'amant jaloux préfère l'étrangler plutôt que de la voir revenir vers celui qu'elle avait quitté pour le suivre. La victime est Moira Skateraw dont

le mari est un important imprimeur d'Aberdeen, le meurtrier Dougal Fettercairn, employé de banque à Edinburgh.

   Il a avoué?

   Pas encore.

   Ah? Dites-moi, McClostaugh, il semblerait qu'un certain major Cloheen jouerait aussi un rôle dans cette histoire?

   C'est-à-dire que Moira Skateraw l'ayant attiré dans un piège, il avait publiquement promis à la jeune femme de l'étrangler de ses propres mains s'il survivait à l'attentat dont il était victime.

   Un attentat?

Archibald expliqua ce qui s'était passé au loch-Vennachar et les raisons de la raclée subie par Cloheen. Il ajouta :

   Voyez-vous, inspecteur, à la base de toute cette histoire, on trouve naturellement Miss McCarthery qui a su persuader ses amis de la venger.

   De la venger?

   Le major avait rompu leurs fiançailles.

—  Pour quel motif?
McClostaugh ricana.

   Quand on connaît Imogène McCarthery, les motifs ne manquent pas.

   Je vois... Sergent, si vous êtes convaincu de avoir été frappé par vous ? Le sergent s'emporta :

   Il refusait de porter plainte contre ses agresseurs !

   Et vous avez tenté de le persuader à coups de poing!... Vous me paraissez avoir une bien curieuse conception de vos attributions, McClos-taugh. Et le constable Tyler? Vous avez déclaré au Super qu'il trahissait?

   Effectivement!

   Qu'est-ce qu'il trahit?

   Son uniforme! Il prend toujours la défense des ennemis de la société! Il se dresse sans cesse contre mon autorité! Il est aux ordres de Miss McCarthery plus qu'à ceux de Sa Majesté!

   Êtes-vous certain de ne pas exagérer?

   Exagérer? Miss McCarthery m'a brisé un cendrier sur la tête, en public, sous les yeux de Tyler et si je n'avais porté mon casque, je serais à l'hôpital en ce moment et peut-être même à la morgue! Eh bien! Tyler m'a obligé à la relâcher!

   Obligé?

   En déclarant que devant le tribunal, il témoignerait contre moi!

   Ça par exemple! Un flagrant délit! Qu'aurait-il pu invoquer?

   Que j'avais insulté Miss McCarthery et que mes propos justifiaient sa réaction.

   Vous l'aviez réellement insultée?

   Pas du tout! J'avais simplement insinué qu'elle avait attiré dans ses filets Fettercairn — qui se trouvait chez elle, à ce qu'elle dit, quand le crime a été commis — parce qu'à son âge, certaines femmes aiment les hommes jeunes.

Laggan regarda longuement son vis-à-vis puis :

   Je ne sais si vous êtes un imbécile, sergent, ou si vous feignez de l'être. S'il en est ainsi, laissez-moi vous féliciter : on s'y tromperait. A présent, allez me chercher le major Cloheen que je lui présente des excuses avant de le relâcher.

   A vos ordres.

   Un conseil, McClostaugh : vous devriez écouter plus souvent Tyler, il vous éviterait peut-être d'accumuler les âneries.

Archibald sortit la rage au cœur. En son absence, Alister estima que les choses seraient moins simples qu'elles ne le paraissaient tout d'abord et cela parce qu'on se trouvait à Callander où tous les témoignages s'avéraient faussés — de la meilleure foi du monde — selon qu'on était pour ou contre Imogène McCarthery. Le policier se délectait en pensant à la visite qu'il lui rendrait en quittant les locaux de la police. Il s'en promettait un plaisir quelque peu pervers.

Poussé par McClostaugh, le major pénétra dans la pièce. En dépit de son visage tuméfié, Laggan eut l'impression d'avoir déjà rencontré Cloheen, sans pouvoir préciser où et en quelles circonstances.

   Veuillez vous asseoir, major et pardonnez à un zèle trop empressé votre incarcération injuste.

   Monsieur...?

   Inspecteur Laggan.

   Eh bien, Inspecteur, n'en parlons plus. Tout ce que je souhaite, c'est quitter Callander au plus vite. J'ai le sentiment que la moitié de la population est composée de fous sanguinaires !

   Je suis au courant de vos démêlés avec Imogène McCarthery et ses amis, ainsi que du traitement qu'ils vous ont fait subir. Ils ne le nient pas d'ailleurs et vous pouvez toucher une jolie indemnité. Pourquoi refusez-vous de porter plainte?

   Pour des raisons personnelles... J'espère que vous n'allez pas me taper dessus, comme votre brute de sergent?

—  Assurément pas, mais j'aimerais connaître
vos raisons?

—  Je vous ai dit qu'elles étaient personnelles.
Tout en parlant, Alister se creusait la tête pour

tenter de se souvenir où il avait rencontré Cloheen.

   Nous sommes-nous déjà vus, major?

   Je ne le pense pas.

 

   Curieux... J'ai la certitude du contraire... Qu'est-ce qui vous a poussé à vous faire passer pour écossais?

   Enfantillage...

   C'est étrange que portant un nom aussi parfaitement écossais, vous soyez anglais?

   Peut-être des ancêtres...

   Vous avez servi avec le capitaine McCar-thery?

   Pas du tout. J'ai raconté ça pour plaire à Miss McCarthery.

Alister était de plus en plus intrigué.

   Vous avez inventé votre nationalité écossaise, vos souvenirs militaires... par hasard, vous n'auriez pas aussi inventé votre grade?

   Quelle idée!

Le policier tendit la main vers le téléphone.

—  Vous   permettez?   Je   vais   quand   même

   Non!... Ce... enfin, ce serait inutile... Je ne suis pas un ancien officier...

   Tiens donc! Et pendant qu'on y est... votre nom, inventé aussi?

Piteux, le pseudo-major en convint.

   Serait-ce indiscret de vous prier de me donner votre véritable état-civil?

   Henry Thaxted.

   Henry Thaxted, cela me dit quelque chose... Henry Thax... J'y suis! l'escroc au mariage! Combien de fois vous êtes-vous fiancé, Mr Tahx-ted?

   Six fois.

   Et combien de fois avez-vous abandonné vos fiancées en emportant leurs économies ?

   Six fois.

   En somme, Miss McCarthery l'a échappé belle, non?

   Non, inspecteur, c'est moi ! Et je préfère finir mes jours à Dartmoor que de vivre auprès de ce dragon femelle!

   McClostaugh!

Lorsque le sergent se montra, Laggan ordonna :

—  Remettez le major en cellule en attendant
qu'on  vienne  le  chercher.

   Il a avoué?

   Il a avoué, en effet, mais pas le meurtre de Moira Skateraw. Le... major et moi, nous connaissons depuis fort longtemps et comme je craindrais qu'il lui arrive de nouveaux ennuis dans l'existence, oji va l'envoyer vivre de longues, de très longues années en prison. Prenez bien soin de lui, sergent, car c'est une personnalité : le roi des escrocs au mariage. Une fois le major réinstallé, vous m'amènerez Fettercairn.

Quand il fut seul, l'inspecteur téléphona au Super pour lui demander si les hommes de l'équipe technique avaient relevé des empreintes. On lui répondit que non, la victime ayant été étranglée par un homme ou une femme qui portait des gants. Laggan annonça la capture de Henry Thaxted et demanda qu'on lui envoie deux policiers afin de l'en débarrasser au plus tôt. Copland le félicita et lui souhaita autant de chances pour la découverte du tueur de l'hôtel du Cygne Noir.

Du premier moment, Fettercairn fit une excellente impression au policier, qui avait, cependant, trop de métier pour se laisser prendre aux apparences.

—  Asseyez-vous, Mr Fettercairn... Je ne vous
cache pas qu'après tout ce qui m'a été rapporté,
vous vous trouvez dans une fâcheuse situation.

   Je ne vous surprendrai certainement pas, Mr Fettercairn, en vous disant que ce genre de réponse ne saurait être retenue comme preuve.

   Je m'en doute.

   Racontez-moi donc votre histoire.

   Elle est simple, inspecteur. J'ai rencontré Moira par hasard. Je lui ai adressé la parole parce qu'elle pleurait... et puis les événements se sont enchaînés... Nous nous sommes aimés... Je sais qu'elle n'était pas jolie, mais elle possédait — si vous me permettez ces banalités trop souvent utilisées — une beauté intérieure qui... enfin que son mari n'avait pas su découvrir.

   Qu'espériez-vous ?

   Moira et moi souhaitions faire notre vie ensemble.

   Il paraît que Mr Skateraw refusait le divorce ?

   Moira pensait pouvoir lui acheter son consentement.

   Vous saviez qu'elle était riche ?

   Elle ne me l'a avoué qu'ici.

Il y eut un silence pendant lequel Laggan parut méditer sur les réponses données à ses questions, puis il remarqua :

—  Vous m'êtes sympathique, Mr Fettercairn, et je désirerais vous aider, à condition que vous soyez innocent, bien sûr, mais je ne vois pas comment. Où dénicher un autre suspect?

Dougal haussa les épaules, paraissant déjà résigné.

   Si j'avais une idée...

   Qui était au courant de votre fugue à Callander?

   Personne.

   Ça n'arrange pas vos affaires.

   Croyez bien que je suis le premier à m'en rendre compte.

   Voyez-vous, Mr Fettercairn, je vous aurais déjà dit de vous préparer à me suivre à Perth si Miss McCarthery n'assurait que vous étiez chez elle à l'heure où, d'après le docteur Elscott, le crime était commis. Il est vrai que cela joue sur un temps très court et le médecin ne saurait prétendre à une exactitude indiscutable sur ce point. Je connais assez Miss McCarthery pour être convaincu qu'elle n'irait jamais sciemment contre la loi ou qu'elle protégerait un meurtrier. Donc, je tiens pour exacte votre visite. Quel en était le but et pourquoi à cette heure tardive. Je m'empresse de vous assurer que je ne tiens aucun compte des opinions imbéciles quant à une intrigue entre vous et une personne qui pourrait être votre mère.

Fettercairn ne put s'empêcher de sourire.

   C'est aimable à vous.

   Il ne s'agit pas d'amabilité, mais de bons sens.

   Malheureusement, parce que je me suis engagé auprès de Moira, je ne puis vous révéler l'objet de ma visite. Quant à l'heure, c'est Moira qui m'a envoyé là-bas en dépit de mes protestations.

   Silence fâcheux.

   En tout cas, je vous donne ma parole que cela n'avait absolument rien à voir avec la mort de ma pauvre Moira.

   En êtes-vous sûr?

   Pardon?

   N'aurait-elle pas désiré vous écarter pour recevoir quelqu'un et ce quelqu'un ne pourrait-il pas être le meurtrier?

   Non. Moira me l'aurait dit.

   Je vous félicite de n'avoir pas attrapé la perche que je vous tendais. Si vous l'aviez fait, mes soupçons eussent été renforcés à votre endroit.

Alister se leva.

—  Mr Fettercairn, je ne vous cache pas que pour
le moment, je nage complètement. Je vais aller
bavarder avec Miss McCarthery. Selon ce qu'elle
voudra me confier, nous partirons ensemble pour
Perth dès ce soir, vous et moi, sinon je vous demanderai de prendre votre mal en patience et de demeurer ici jusqu'à ce que j'y voie plus clair.

* * *

Imogène ne dissimula pas son plaisir en revoyant Alister Laggan qu'elle avait connu au cours d'une enquête où elle avait failli perdre la face1.

   Inspecteur, quelle joie de vous retrouver! Je suis persuadée que vous éluciderez très vite le mystère de la mort de cette pauvre enfant!

   Je souhaiterais posséder votre certitude, Miss.

   Ne faites pas le modeste et asseyez-vous... Un whisky?

   Je ne dis pas non.

Pendant que son hôtesse servait la boisson nationale, le policier lui confiait :

   Je suis au courant de la... punition que vous avez infligée au major Cloheen...

   Il m'avait trompée en se prétendant écossais !

   En tant que représentant de la loi, j'estimerais qu'un pareil délit ne méritait pas un châtiment aussi sévère et je poursuivrais vos amis si, dans la personne de Cloheen, je n'avais reconnu un escroc au mariage, Henry Thaxted, recherché par toutes les polices du Royaume-Uni. Vous avez vengé pas mal de pauvres femmes dupées par cette fripouille, Miss, en corrigeant la canaille.

Le regard noir, la mâchoire durcie, Imogène s'enquit :

   Où est-il?

   Enfermé, en attendant de partir pour la prison de Perth.

   Permettez-moi un conseil, inspecteur : surveillez-le bien parce que si d'aventure, je le rencontrais... il se passerait des choses terribles!

   Je n'en doute pas et je prendrai mes précautions. Maintenant, venons-en à l'affaire qui me préoccupe. Vous n'ignorez pas que Fettercairn est retenu en qualité de suspect N° 1 ?

   C'est idiot!

   C'est peut-être idiot, mais c'est logique, non?

   Vous autres, policiers, vous n'avez que ce mot-là à la bouche : logique! Et vous estimez logique qu'un homme tue celle qu'il aime?

   S'il juge avoir des motifs assez puissants pour le faire, oui.

   Mais enfin, quels motifs aurait eus Dougal?

   C'est justement ce que je cherche, Miss et vous m'aideriez beaucoup si vous me révéliez le but de la visite que vous rendit Fettercairn à l'heure du crime?

Imogène hésita. Devait-elle parler pour sauver Dougal et trahir la promesse faite à la morte ? Son goût naturel pour l'héroïsme la porta à refuser la trahison.

   Pardonnez-moi inspecteur, mais c'est là un secret entre la victime et moi.

   Dommage pour le garçon.

   La vérité se fera jour sans que j'aie à renier mon serment!

   Espérons-le.

   Voyons, inspecteur, vous savez qui je suis et que je me sens toujours disposée à aider la police.

   Je le crois.

   Je vous jure sur la tête du capitaine McCar-thery mon père, que Dougal Fettercairn était chez moi à l'heure où l'on étranglait sa compagne.

   Miss McCarthery, je ne mets pas votre parole en doute, soyez-en persuadée.

   Merci.

   Seulement, le docteur Elscott — pas plus que tout autre médecin légiste — est incapable de fixer l'heure exacte de la mort à quelques minutes près. Or, il semble bien que tout ce soit joué avec des différences de temps de l'ordre de ces quelques minutes. Donc, rien ne s'oppose à l'hypothèse de  Fettercaim étranglant Mrs Skateraw, soit avant de venir chez vous, soit après en être revenu.

   Mais pourquoi? pourquoi?

   Je vous répète que si je le savais, il n'y aurait plus de problème et tant que je demeurerai dans l'ignorance, mon devoir est de considérer Fettercaim comme le seul possible.

Il y eut un long silence. L'inspecteur était intrigué par l'air supérieur qu'affectait la vieille fille. Il la devinait sûre d'elle-même, mais pourquoi? Imogène remplit de nouveau les verres. Au moment où elle portait le liquide à ses lèvres, elle suspendit son geste pour déclarer :

   Dougal Fettercaim et Moira Skateraw s'aimaient passionnément, je le sais parce que je les ai vus s'abandonner à leur amour sans qu'ils m'aperçoivent et par les confidences de Moira. Cette petite était malheureuse comme toutes les mal mariées. Dougal lui apportait l'espoir d'une existence recommencée. Pour quelles raisons l'aurait-il tuée?

   Parce qu'elle était riche?

   Il l'aurait été aussi en l'épousant. Inspecteur, j'ai la certitude que vous vous trompez complètement en soupçonnant Dougal.

   Votre certitude ne repose que sur des impressions.

   Pas seulement, inspecteur.

   Et sur quoi d'autre, alors ? Avant de répondre Miss McCarthery vida son

verre, le reposa et dit, dans un sourire triomphant :

Sur le fait que je connais le meurtrier.

 

 

CHAPITRE III

Laggan regarda longuement Imogène avant de lui  demander :

   Vous seriez-vous également engagée envers la victime à ne pas révéler le nom de son meurtrier ?

   Non, bien sûr.

   Alors, qui est-ce?

   Keith Skateraw.

   Le mari?

   Le mari.

Le policier soupira :

   Une affirmation grave et lourde de conséquences, Miss...

   C'est à vous et à vous seul que j'en parle, inspecteur... Je n'ai pas vu Keith Skateraw tuer sa femme, mais je prétends qu'il avait toutes les raisons de le faire. Je ne pense pas que le crime ait été prémédité quant à son exécution... En vérité, si Mr Fettercairn n'était-pas venu chez moi, peut-être Moira serait-elle encore en vie?

   En somme, vous ne souhaitez que m'em-pêcher de m'égarer sur une fausse piste ?

   Exactement.

   Je vous en remercie, Miss McCarthery, mais vous ne m'avez pas encore confié les raisons de cette accusation?

Imogène remplit à nouveau les verres et leva le sien en déclarant :

   Je bois à l'innocence de Dougal Fettercairn.

   Je bois à la découverte de la vérité!

   Inspecteur, Moira à qui me hait une sympathie spontanée, était jeune encore et ressemblait un peu à un chien perdu, je veux dire qu'elle avait peut-être pris une décision trop lourde... et ressentait une certaine inquiétude de ce qu'elle avait résolu.

   Quitter son mari?

   Oui... Pour si malheureuse qu'elle fût en ménage, pour si normale qu'ait été sa résolution, elle éprouvait le besoin de s'en expliquer avec quelqu'un, de se justifier à ses propres yeux. Celui ou celle l'écoutant ne devant servir que de témoin, d'auditeur.

   Et c'est vous qu'elle a choisie à cause de cette sympathie?...

   Et aussi, j'imagine à cause de mon âge. En bref, elle m'a expliqué que son époux lui avait été imposé par ses parents et que cet homme ne l'avait pris pour femme que dans l'espoir de s'approprier sa fortune... Lorsqu'elle rencontra Dougal Fetter-cairn, elle demanda à Skateraw de lui rendre sa liberté. Il s'y refusa. Ne pouvant plus le supporter et parce qu'elle en avait peur, elle s'est sauvée. Elle se croyait à l'abri de toute poursuite à Callander. Pourtant, le mari a retrouvé la trace des fugitifs.

   Comment êtes-vous au courant?

   Moira l'avait aperçu et elle m'a dit son effroi.

   Elle l'avait aperçu, ici, à Callander?

   Oui, et rôdant autour de l'hô el de Jefferson McPuntish. La peur de Moira se mua en une véritable angoisse et c'est sans doute alors qu'elle décida de se confier à moi.

   Êtes-vous certaine qu'elle n'a pas été le jouet d'une illusion? A force de penser à son mari, elle a peut-être cru le voir?

   Elle l'a réellement vu, inspecteur.

   Qu'est-ce qui vous permet de l'affirmer, Miss?

   Je l'ai vu, moi aussi.

Imogène raconta sa rencontre nocturne avec Skateraw. Laggan convint que l'affaire commençait à s'éclaircir.

    Et Mr Fettercairn, quelle a été sa réaction?

    Aucune, car lui n'a pas aperçu son rival et Moira — tout comme moi — ne l'en avons pas averti.

    Pour quelles raisons?

—  Éviter ce qui s'est malheureusement produit.
Ce soir-là, Imogène — à qui, avant de prendre

congé, l'inspecteur avait déclaré qu'il allait, sans doute et grâce à elle, résoudre beaucoup plus vite que prévu l'énigme posée par le meurtre de Moira — s'endormit et rêva qu'elle succédait à Bonnie Prince. Charlie à la tête des troupes écossaises et que par sa fougue, son talent militaire, elle transformait le désastre de Culloden en une victoire totale sur les Anglais dont les généraux qu'elle poursuivait, ressemblaient curieusement à Archibald McClostaugh, au révérend Haquarson et à Jefferson McPuntish.

Avant de quitter Callander, Alister Laggan eut une assez longue entrevue avec Dougal Fettercairn.

   Supposez-vous, Mr Fettercairn que le mari de la victime était au courant de vos relations avec sa femme?

   Je ne le crois pas... Je ne me rendais à Aberdeen que lorsque Moira me téléphonait que je pouvais venir. Nous nous rencontrions, d'autre part, à Edinburgh où elle allait assez fréquemment pour ses achats. En tout cas, Moira ne m'a jamais parlé de quoi que ce soit. Si son mari avait manifesté des soupçons, elle m'eût sûrement mis au courant.

   A quoi ressemble ce gentleman?

   Je l'ignore.

   Votre amie ne vous a pas paru plus fébrile au cours des dernières heures?

   Si... mais elle n'a pas voulu me confier pourquoi. Elle m'assurait que c'était parce que le terme de notre rencontre approchait.

   Vous l'avez crue?

   Non.

   Et vous n'avez pas cherché à savoir la raison de son attitude?

   Ma foi, non. Moira devenait de plus en plus nerveuse, irritable et je me pliais à tous ses caprices, d'abord parce que je l'aimais assez pour tout supporter, ensuite parce que je craignais, par un refus, de déclencher une crise.

   Si j'ai bien compris, vous habitez Edinburgh?

   Oui, dans Grove Street, au 257.

   Vous vivez seul?

   vous êtes allé faire chez Miss McCarthery, la nuit où l'on assassinait Moira?

   J'ai donné ma parole à une morte... A mes yeux, c'est une promesse sacrée... Je vo as demande pardon, mais je ne puis me conduire autrement.

   A votre guise, mais en agissant de la sorte, vous privez peut-être l'enquête d'un élément déterminant.

   Sûrement pas, Inspecteur.

   Soit... Vous comprendrez, Mr Fettercairn, que je sois obligé de vous demander de ne pas quitter Callander jusqu'à mon retour?

   Bien sûr.

   Où allez-vous loger?

   Au Cygne Noir, si Mr McPuntish veut encore accepter de me recevoir.

   Tout à l'heure, un policier vous accompagnera à l'hôtel et persuadera, j'en suis sûr, Mr McPuntish de vous accueillir à nouveau. Au revoir, Mr Fettercairn. J'espère que lorsque nous nous reverrons, je pourrai vous autoriser à regagner Edinburgh. McClostaugh?

Le sergent se montra, toujours renfrogné. Le comportement de l'inspecteur ne lui plaisait pas. Il le jugeait trop mou.

   McClostaugh, vous allez relâcher Mr Fetter-cairn.

   Pour qu'il tue quelqu'un d'autre ?

   Sergent, je vous serais obligé de vous taire et d'essayer, dans la mesure de vos moyens, de ne pas proférer d'inepties. Vu?

   J'obéirai aux ordres, inspecteur, tout en dégageant ma responsabilité.

   Parfait. Mr Fettercairn sera en liberté surveillée et ne pourra pas quitter Callander. Il logera au Cygne Noir et vous convaincrez McPun-tish de le recevoir.

   Là, vous pouvez compter sur moi! Allez, oust! vous, suivez-moi! Tyler, je me rends au Cygne Noir avec ce gentleman qui juge notre hospitalité un peu mesquine. Rendez-lui ses affaires.

Pendant que le constable redonnait à Dougal tout ce dont il l'avait débarrassé avant de l'enfermer, Laggan conseillait au sergent :

—  N'oubliez pas que Mr Fettercairn n'est
qu'un suspect pour l'instant, McClostaugh, alors
un peu de tact, hé ?

Piqué, Archibald répliqua sèchement :

—  Partout où je suis passé, on s'est toujours
plu à rendre hommage à mon tact qui — paraît-
il — n'est pas commun dans la police.

Puis, se tournant vers Fettercairn, il s'inclina :

   Sir, si vous voulez vous donner la peine de me suivre ? Nous nous rendrons de compagnie chez cet abruti de Jefferson. Je vous conseille de régler votre pas sur le mien si vous ne tenez pas à ce que je vous colle les menottes.

   Je marcherai à votre allure, sergent, comme si nous étions dans un cortège.

   Ce sera une répétition pour le jour où un autre cortège vous mènera à la potence.

Avant de sortir, McClostaugh adressa un clin d'œil à Laggan pour lui signifier que sur le chapitre du tact, personne ne pouvait lui en remontrer.

* *

En voyant entrer Dougal, McPuntish prit un visage sévère.

   Vous désirez?

   Eh bien... Mr McPuntish... Je suis obligé de rester à Callander et je viens vous demander l'hospitalité.

   Je regrette. Mr Fettercairn, mais vous devez comprendre qu'après ce qu'il s'est passé ici, je ne tiens pas du tout à vous avoir de nouveau pour client.

Archibald qui n'était pas entré avec celui qu'il considérait un peu comme  son  prisonnier,  se montra.

   Alors, McPuntish, on se fiche de la loi ?

   Pardon?

   Ignoreriez-vous, McPuntish, que dirigeant un établissement public, vous n'avez pas le droit de refuser de recevoir un client, puisque votre hôtel n'est pas plein et que Mr Fettercairn se présente de façon correcte?

Jefferson s'emporta :

   Je ne suis donc plus maître chez moi?

   Dans votre appartement privé, si, partout ailleurs, non. Veuillez inscrire Mr Fettercairn, sinon je vous colle un procès-verbal!

   Je n'aurais jamais cru, McClostaugh, que vous passiez de l'autre côté de la barrière !

   Mesurez vos paroles et tournez sept fois votre langue dans la bouche avant de proférer des sottises, McPuntish! Je ne suis pas d'humeur à me laisser insulter par un marchand de soupe !

L'hôtelier quitta sa retraite derrière le bureau de la réception et vint se planter devant le policier et son nez touchant presque son interlocuteur, il articula lentement :

   Marchand de soupe, hein?

   Marchand de soupe, parfaitement!

   A votre tour de faire attention, espèce de flic aux pieds plats!

   Attention à quoi, Mr McPuntish?

   A ne pas dépasser la mesure, sergent McClos-taugh!

   Sinon, Mr McPuntish?

   Sinon, je débarrasse le pays de votre odieuse présence, Mr McClostaugh!

   Et comment vous y prendrez-vous, Mr McPuntish?

   De cette façon, sergent McClostaugh!

L'hôtelier fit un saut jusqu'à une porte conduisant à la cuisine, disparut, et revint presque aussitôt en brandissant un couperet d'une taille impressionnante. A la vue de cette arme hors du commun, le policier recula d'un pas tandis que JefTerson, l'air résolu, avançait en criant :

—  J'en ai assez d'être martyrisé par une espèce
d'anthropopithèque ! un gorille affublé d'un uni
forme ! il faut que ça finisse !

Les choses risquaient de très mal tourner lorsque Fettercairn déclara :

—  Il est excellent votte whisky, Mr McPuntish.
L'hôtelier se tourna vers Dougal et le vit en

train de déguster un verre d'alcool dont il tenait la bouteille à la main. En bon Écossais, JefTerson oublia sa colère quasi meurtrière pour ne penser qu'à ses intérêts. Il se précipita vers Dougal et lui arracha le flacon des mains.

   Par Dieu! qui vous a permis de?...

   Vous étiez occupé, non? Allez, j'offre une tournée.

Aucun habitant de Callander ne pouvait reculer devant une telle invitation et bientôt les trois hommes — toute animosité oubliée — se livrèrent à une des distractions favorites de certaines gens des Highlands : s'imbiber consciencieusement.

* *  *

Ayant fait un rapport oral au superintendent Copland sur le meurtre de Moira Skateraw, Alister Laggan fut prié de donner son opinion :

   Ma foi, je ne sais pas... Tout indique la culpabilité de Fettercairn. Ce qui me gêne pour y croire complètement, c'est justement l'abondance de preuves. On peut se demander s'il n'a pas été victime d'un guet-apens.

   Organisé par le mari?

   Je ne vois pas à qui profiterait la mort de la jeune femme? De plus, il y a Imogène McCarthery : elle a vu rôder autour du Cygne Noir un homme qui pourrait être Skateraw... La victime l'avait prévenue qu'elle avait aperçu son époux et du même coup, s'était confiée à elle pour lui dire son angoisse. Il ne semble pas que Fettercairn ait été au courant de la présence de son rival.

   Qu'est-ce que vous proposez?

   Je prends l'avion pour Liverpool et j'irai annoncer à Skateraw qu'il est veuf, car il est supposé ne pas être encore au courant. Puis, je me promènerai au retour dans Edingurgh pour me renseigner sur Fettercairn et je me rendrai à Aberdeen afin d'enquêter sur les Skateraw.

   Bonne chance.

* * *

Le premier soin de Dougal Fettercairn, lorsqu'il fut réveillé au matin du jour suivant sa mise en liberté surveillée, fut de remercier Miss McCar-thery, mais il attendit qu'il fût une heure décente pour se présenter chez l'irrascible demoiselle. Il calma son impatience en conversant avec son hôte qui lui apparut sous un aspect nouveau, celui d'un brave homme qu'un veuvage déjà ancien emplissait d'une mélancolie discrète. Parce qu'il avait beaucoup aimé sa femme, Jefferson se sentait enclin à protéger les amours des autres et si son puritanisme s'offusquait des tendresses illégales, sa sympathie leur était acquise. Il éprouvait de la peine de la fin violente de Moira Skateraw. Il écouta avec compréhension et amitié les confidences de Dougal qui pleurait sa bien-aimée. Il lui parla de sa Janet morte depuis pas mal d'années et chacun confiant sa peine à l'autre, ils se montrèrent mutuellement très réceptifs. McPuntish se demandait comment il avait pu soupçonner ce malheureux garçon.

Vers dix heures trente, Dougal se rendit chez Imogène qui le reçut avec chaleur. Par contre, Rosemary Elroy se montra à peine polie. La vieille femme s'était mis en tête que ce garçon — sans qu'elle sût de quelle façon — était à l'origine de la rupture des fiançailles de son « baby ». Sa déception était si grande qu'elle oubliait que Miss McCarthery avait failli tomber entre les pattes d'un escroc. En bonne fille des Highlands, Rosemary aussi, avait son monde à elle où la réalité n'était pas l'élément essentiel.

Imogène fit raconter à son visiteur ce qu'il s'était passé entre l'inspecteur et lui et quand elle sut qu'il ne devait pas quitter Callander, elle l'assura :

— Si cela ne porte pas un trop grand préjudice à vos affaires, ce repos chez nous, vous sera d'un effet salutaire.

Fettercairn secoua la tête.

—  Vous êtes gentille, Miss McCarthery... Sans
le réconfort de votre présence, je ne sais pas ce que
je deviendrais... En vérité, pour le sergent de police
comme aux yeux de la majorité de la population de
Callander, je suis un meurtrier qu'on n'est pas
parvenu encore à convaincre de son forfait...
Mr McPuntish ne voulait pas me recevoir, hier
soir... Ce matin, les choses se sont arrangées entre
lui et moi, mais il a refusé de m'accompagner
jusque chez vous en suivant la grand'rue de
Callander...

Imogène hennit de mépris.

—  Vous ne m'étonnez pas ! Jefferson McPuntish
est né avec la peur au ventre.

Elle se leva et, très droite, déclara d'une voix où grondait le tumulte de futurs combats.

—  Mr Fettercairn, à partir de ce jour, vous êtes
officiellement sous ma protection afin que nul n'en
ignore, nous allons nous rendre ensemble au Fier Highlander où vous m'offrirez un whisky...

    Avec joie! plusieurs même si vous me le permettez!

    Je vous le permets ! Excusez-moi un instant, je monte m'habiller.

Bientôt Miss McCarthery reparut en déclarant :

—  Je suis prête.

Dougal eut une légère hésitation. Avec ses souliers à talons plats dont la pointure se devinait importante, sa jupe aux couleurs des McGregor, son chemisier au col strictement boutonné et son béret posé droit sur ses cheveux rouges, la fille du capitaine McCarthery pouvait faire reculer les plus braves. Mais Fettercairn se trouvait dans une situation telle qu'il aurait eu mauvais goût de critiquer ceux qui se portaient spontanément à son aide. Cependant, il ne se sentait pas tout à fait à son aise lorsqu'au côté d'Imogène, il entra dans Callander.

Le premier qu'ils rencontrèrent fut le docteur Elscott qui, sa valise noire au poing, se rendait chez un client. Il s'arrêta pour saluer Imogène et demanda à son compagnon :

    Cet imbécile de McClostaugh s'est décidé à vous relâcher?

    Sur ordre de l'inspecteur.

   Laggan est un type bien, je crois qu'on peut lui faire confiance pour découvrir le meurtrier. Ça va toujours, miss Imogène?

   Toujours!

Le docteur haussa les épaules et feignant le désappointement :

—  Vous ne semblez pas vous douter que les
médecins ont besoin de malades pour pouvoir
manger à leur faim! Allez, à bientôt!

Miss McCarthery et Fettercairn reprirent leur marche qui était, à la fois, une affirmation et un défi. La femme du révérend Haquarson ne put échapper au couple. Prise de court, en plein désarroi, elle esquissa un pas à gauche, un pas à droite, tourna sur elle-même et finalement, se trouva nez à nez avec ceux qu'elle entendait éviter. Imogène attaqua :

—  Nous ferions-vous peur, Mrs Haquarson?
La pieuse épouse du pasteur roula des yeux

effarés, cherchant de tous côtés un secours improbable :

   Non... naturellement... non...

   Vous semblez pourtant très inquiète!

 

    C'est... une... une fau... fausse impression, je... je vous assure.

    Craindriez-vous  que  Mr Fettercairn vous étrangle comme vous vous imaginez qu'il a étranglé Moira Skateraw?

   Oh!... Miss McCarthery! comment osez-vous proférer des horreurs pareilles ! Réginald a décidément raison de dire que vous êtes une créature diabolique!

   Votre mari est un sot, ma chère amie, et il n'y a que vous qui ne vous en soyez pas encore aperçue. Il est vrai que qui se ressemble s'assemble... Venez Dougal, ne perdons pas plus de temps à écouter des âneries.

Lorsque le couple se fut éloigné, Mrs Haquarson, pâle et les yeux brouillés de larmes, dut s'appuyer contre le mur d'une maison pour retrouver son calme. Des flâneurs qui la virent dans cet état, confièrent à ceux voulant les entendre, leur étonnement d'avoir dû constater que l'épouse du pasteur abusait peut-être un peu de la bouteille. Ainsi naquit dans Callander, d'une fausse observation, une opinion calomnieuse qui accabla la réputation de Mrs Haquarson, laquelle ne sut jamais pourquoi, à partir de ce jour, les paroissiens de son mari lui battirent froid et n'acceptèrent plus ses conseils qu'avec une ironie goguenarde.

La facile victoire remportée par Imogène sur Fépouse du révérend, aiguisa ses envies belliqueuses et lorsqu'en arrivant au petit square, elle découvrit les trois veuves sur leur banc, elle s'en fut prendre place sur le banc voisin avec Dougal qui ne comprit pas très bien ce soudain besoin de repos éprouvé par son indomptable compagne. Les veuves devinèrent que ce geste en apparence anodin, cachait une provocation. Elles se serrèrent davantage les unes contre les autres pour mieux s'épauler en vue de l'assaut se préparant.

Le conflit tardant à s'allumer, ce fut Mrs Plury qui n'y tenant plus, ouvrit les hostilités en déclarant à haute voix :

—  Avez-vous remarqué, Mesdames, que de nos
jours, les filles les plus montées en graine, n'hésitent
pas à s'acoquiner avec des hommes douteux pourvu
qu'ils soient encore jeunes ?

Mrs Frazer renchérit :

—  Je n'aurais jamais cru qu'à cet âge on puisse
encore adopter les mœurs des hippies !

Et Mrs Sharpe conclut :

—  Que voulez-vous, mes chères amies, quand
on a été délaissée toute sa vie par les hommes, on
se rabat sur n'importe quoi, surtout quand on
manque de la plus élémentaire pudeur!

Après cette réflexion, le silence régna, pendant lequel les veuves guettèrent la réaction d'Imogène tandis que Fettercairn aurait souhaité se trouver ailleurs. Brusquement, Miss McCarthery dit :

—  Pour vous instruire de la population de
Callander, mon cher Dougal, je vous apprendrai
que les trois sacs de pommes de terre qui se pren
nent pour des femmes et qui sont entassés sur le
banc voisin, représentent à la perfection ce qu'il y a
de plus bête et de plus méchant dans notre ville.

Mrs Frazer glapit :

—  En tout cas, nous autres, nous nous respec
tons assez pour ne pas parader en compagnie d'un
homme suspecté de meurtre!

Sans se départir de son calme et s'adressant toujours à Fettercairn, Imogène insinua :

—  Il serait curieux de savoir comment ces
trois tristes créatures sont devenues veuves ? Vous
pensez qu'elles se sont débarrassées de leurs maris ?
A moins que les malheureux aient mis fin à leurs
jours pour ne pas endurer plus longtemps le
martyre de leur présence quotidienne?

Dougal ne jugea pas opportun de répondre et Mrs Plury rugit :

—  Vous l'entendez cette goule ?
Mrs Sharpe ricana :

    Les propos de la fille d'un ivrogne ne sau
raient nous atteindre, mes très chères ! Sa place est
dans un asile et elle y serait depuis longtemps si
elle ne jouissait de scandaleuses protections !

S'il y avait une chose qu'Imogène ne pouvait supporter c'est qu'on portât atteinte à la réputation de son père. Se levant d'un bond, elle alla se placer face aux trois veuves, calotta Mrs Sharpe tandis que d'un talon perfide elle écrasait le pied de Mrs Plury et atteignait, de son poing gauche, l'estomac de Mrs Frazer. Cette prouesse athlétique fut immédiatement suivie d'un concert de cris de douleurs, de gémissements et d'invectives. Miss McCarthery n'y prit aucun intérêt et passant son bras sous celui de Fettercairn :

—  Continuons notre promenade, mon cher,
une partie du ménage est faite.

Dougal était en train de se demander s'il n'aurait pas mieux agi en restant chez lui avec le brave Jefferson si compréhensif, quand Tyler vint à eux, un bon sourire aux lèvres :

—  Je vois, Mr Fettercairn, que vous avez
empoigné la situation par le bon bout. J'en suis
content pour vous. Prenez votre mal en patience,
tout s'arrangera. Il n'y a que la pauvre victime...
Encore toutes mes condoléances, Mr Fettercairn.

Ému, Dougal serra longuement la main du constable et ce fut ce moment de détente que choisit le sergent pour se montrer :

—  Bravo, Tyler! Jolie mentalité! alors, main
tenant, trahissant une fois de plus les devoirs de